PHILOSOPHIE

 Foi et Raison - Didier Travier (2024.02.27)

 Foi et raison

Le philosophe Paul Ricœur décrit en ces termes la « démythologisation » des textes bibliques accomplie par le théologien Rudolf Bultmann : elle est « la volonté de briser le faux scandale, constitué par l’absurdité de la représentation mythologique du monde pour un homme moderne, et de faire apparaître le vrai scandale, la folie de Dieu en Jésus-Christ, qui est scandale pour tous les hommes dans tous les temps. » Cette formule nous fournit, au-delà du cas Bultmann, un excellent principe pour articuler la foi et la raison : expurger de la foi tout ce qui est irrationnel en elle pour mieux en percevoir le caractère totalement déraisonnable !

La foi est une quête spirituelle qui suppose sincérité et véracité. Or nous ne pouvons pas, sans nous mentir à nous-mêmes, croire comme croyaient les hommes d’avant les sciences modernes. Leurs représentations – celles par exemple du paradis et de l’enfer, des anges et des démons, de la création et de la fin du monde – doivent être prises pour ce qu’elles sont : des mythes, sans doute pleins de sens et encore instructifs de nos jours, mais des mythes quand même, c’est-à-dire des fictions. 

Il convient donc, dans notre lecture des Écritures, de garder une saine distance : nous devons rester ce que nous sommes et laisser le texte être ce qu’il est. On trahit le texte, par exemple celui de la Genèse, en projetant sur lui des préoccupations scientifiques totalement anachroniques et contraires à son intention manifeste. On se trahit soi-même en adoptant des conceptions périmées, celles par exemple qui font de la maladie psychique une possession par le démon et de la guérison inexpliquée un miracle.

Un conflit entre la foi et la raison plus profond que l’opposition du mythe et de la science concerne les grandes croyances métaphysiques de la religion, à commencer par l’existence de Dieu. Des rationalistes pensent peut-être encore qu’il est absurde de croire et il y a sans doute aussi des croyants qui s’estiment en possession de preuves incontestables de l’existence de Dieu. Je pense pour ma part, à la suite de Kant, que la raison s’égare lorsqu’elle s’éloigne de la terre ferme de l’expérience et qu’il est tout aussi impossible de prouver par la raison l’existence de Dieu que sa non-existence. Il n’est dès lors pas moins illégitime de croire que de ne pas croire mais, en pareil cas, l’attitude la plus rationnelle n’est-elle pas un prudent agnosticisme ?

Il y a en vérité dans cette discussion sur l’accord ou non de la foi et de la raison un malentendu de fond : on considère la foi comme un catalogue de croyances et on se demande ensuite si ces croyances sont compatibles ou non avec la raison. Mais ce faisant on intellectualise la foi, on la tire sur le terrain de la connaissance pour en faire un succédané du savoir. Ma conviction est que la foi n’est pas cela. Par exemple croire au Dieu créateur n’est pas énoncer une thèse scientifique ou métaphysique sur l’origine du monde, c’est exprimer un sentiment de dépendance, d’émerveillement et de confiance. De même croire à la résurrection du Christ n’est pas constater un fait historique mais affirmer une espérance de victoire de la vie sur la mort.

Si la foi était une série de thèses, elle aurait à craindre que la raison n’en montre la fausseté, l’arbitraire ou l’insignifiance. Mais la foi n’est pas cela. C’est pourquoi elle a à gagner en sérieux et en profondeur du décapage opérée sur elle par la raison. En revanche, en tant qu’attitude existentielle, la foi en Jésus-Christ nous met réellement en rupture avec les logiques du monde. Elle est confiance et insouci de soi à l’opposé de notre prétention à la maîtrise intégrale, elle est espérance en dépit de toutes les raisons de désespérer, elle est amour inconditionnel contre tous les égoïsmes et les réflexes identitaires. A ce titre la foi est bien cette folie en lutte contre la sagesse du monde dont parle Paul. Mais loin de nier la raison, cette déraison sans irrationalité préserve la raison elle-même contre son propre rétrécissement, car sans foi l’autonomie de la raison devient présomption, sa lucidité devient résignation, son réalisme, cynisme. La sagesse de la raison libère la foi de ses idoles, mais en retour la folie de la foi sauve la raison de son dessèchement.


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